L’économie de la sobriété : vers une nouvelle conception de l’abondance ?

De l’économie circulaire à la pleine conscience, de nombreux modèles et pratiques existantes peuvent être déployés pour construire une économie de la sobriété.
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L’économie de la sobriété : vers une nouvelle conception de l’abondance ?

Par Inès Mazas 
Consultante de Stone Soup
26 Octobre 2022

La sobriété est sur toutes les bouches en cette fin d’année. Présentée comme un appel à réduire notre consommation énergétique « pour passer l’hiver », ne doit-elle pas devenir le fondement même de notre modèle économique si nous voulons limiter les dégâts de la crise sociale et écologique ?

Un appel pour une économie structurellement sobre

Le mouvement Impact France, qui représente les acteurs de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), vient de publier 20 propositions destinées à l’Etat et aux entrepreneurs pour construire une économie de la sobriété. Puisque la demande croissante et les effets rebonds limitent l’impact des efforts réalisés en matière d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique, l’Etat est appelé à mener une action ambitieuse dans tous les secteurs pour « passer d’une sobriété d’urgence à une sobriété organisée » et « éviter les fractures et tensions sociales délétères qu’une sobriété subie ferait vivre à notre pays ». Les entreprises sont encouragées à adopter les 10 commandements de l’entreprise sobre en respectant des contraintes claires en matière d’impact écologique et de justice sociale, notamment : adopter un plan de réduction de son empreinte carbone en ligne avec les objectifs de l’Accord de Paris (+1,5ºC), atteindre pour chaque produit un indice de réparabilité de 8 au minimum, déployer l’innovation frugale, privilégier la production locale et les circuits courts, limiter les écarts de salaires ou encore embaucher un pourcentage minimum de salariés en situation de fragilité.

En essence, il nous faut évoluer vers une économie structurellement sobre, dans laquelle nous choisissons intentionnellement de consommer et de produire moins, mais mieux. Mais comment relever un défi d’une telle ampleur ?

Diffuser les modèles et pratiques de l’ESS

La bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà de nombreux outils en main. Au sein de l’ESS par exemple, des milliers d’entreprises ont prouvé qu’il est possible d’allier création d’emplois, justice sociale et préservation des ressources naturelles. La nouvelle économie de la sobriété peut se construire sur la simple réplication de modèles existants, notamment au sein de l’économie circulaire et de l’économie collaborative : recyclage, écoconception, économie de fonctionnalité, mise en partage de biens et services entre utilisateurs, désintermédiation… Avec un impact déjà important dans les secteurs de la mobilité et des services à la personne, ces modèles peuvent constituer la base d’une économie de la sobriété, bien qu’elles ne soient pas exemptes de certains effets rebonds et risques de précarisation à travers les nouvelles formes de travail qui émergent. L’ESS a un rôle clé à jouer dans la diffusion de ses bonnes pratiques, notamment en mesure d’impact pour garantir la responsabilité et la transparence des entreprises envers les citoyens et l’Etat.

Redéfinir nos besoins essentiels et notre conception de l’abondance

L’autre grand défi de cette transition est la transformation des comportements des consommateurs, indispensable pour obliger les entreprises à adapter leur offre. Mais comment faire accepter « la fin de l’abondance » après des décennies de confort matériel grandissant, dans la promesse d’une croissance infinie ?

D’après la théoricienne des systèmes Donella Meadows, un système se transforme en changeant avant tout « l’état d’esprit ou le paradigme à partir duquel le système – ses objectifs, sa structure de pouvoir, ses règles et sa culture – découle”. Il nous faut donc aller plus loin que les approches dominantes du développement durable et attaquer le problème à sa racine : entreprendre un travail de fond sur nos normes et valeurs, et sur notre conception d’une vie heureuse et harmonieuse. Or, à l’heure actuelle, cette conception est une construction sociétale soumise à la pression de nombreux intérêts privés via l’immense influence de la publicité et des lobbies industriels, par exemple dans nos habitudes alimentaires.

Pour le philosophe André Gorz, il s’agit de « redéfinir la norme du suffisant ». Selon lui, « le capitalisme a aboli tout ce qui, dans la tradition, dans le mode de vie, dans la civilisation quotidienne, pouvait servir d’ancrage à une norme commune du suffisant ; et qu’il a aboli en même temps la perspective que le choix de travailler et de consommer moins puisse donner accès à une vie meilleure et plus libre »¹.

La sobriété ne doit pas seulement être une responsabilité individuelle, mais un choix collectif : quels besoins essentiels voulons-nous satisfaire ? Et puisque choisir c’est renoncer : à quels biens, habitudes et croyances sommes-nous chacun et chacune prêts à renoncer ? Nous pouvons redéfinir collectivement de nouvelles normes de consommation, par exemple à travers la régulation de la publicité pour réduire les incitations à la surconsommation, en particulier pour les produits et services néfastes pour l’environnement. Dans le secteur numérique par exemple, la complexité technologique croissante des objets produits combinée à l’explosion de la demande contribuent à une croissance insoutenable de l’exploitation des ressources minérales. La consommation des métaux rares, stratégiques pour les énergies renouvelables a augmenté de 50% en 20 ans. Or, parmi ces innovations technologiques, quelles sont celles qui améliorent suffisamment notre qualité de vie pour justifier une telle consommation de ressources ?

Changer la régulation et les normes de consommation posera de nombreux défis, notamment en matière de justice sociale : les efforts de sobriété devront être répartis équitablement pour ne pas faire peser sur les plus démunis la responsabilité de l’impact environnemental des plus riches.

Mais au-delà des sacrifices à réaliser, il nous faut nous demander : qu’avons-nous à y gagner ? Ce qui s’annonce n’est peut-être pas la fin de l’abondance – en tout cas pour les plus privilégiés – mais la fin d’une certaine conception de l’abondance, du bien-être et du confort. Nous pourrions être amenés à réaliser que consommer moins nous permette de renouer avec une autre forme d’abondance, riche en liens avec les autres et avec la Nature. Plutôt qu’une perte ou un déclin, nous pouvons percevoir cette transition comme une opportunité de nous diriger vers une forme de sobriété heureuse, inspirés par des récits positifs comme ceux de Pierre Rabhi ou encore Ailton Krenak, leader indigène brésilien, pour qui «La seule façon de produire la vie face à ce monde en érosion, c’est d’habiter d’autres cosmovisions ».

La méditation comme moteur de la transformation des consciences ?

Pour impulser ce changement de conscience, il nous faut peut-être nous tourner vers les enseignements des sages qui depuis l’Antiquité, nous montrent la voie d’une vie plus épanouie à travers la modération des désirs et la cultivation d’un bien-être intérieur qui ne dépend pas de l’accumulation de biens et richesses.

Dans ce sens, la diffusion rapide de la pratique de la méditation de pleine conscience est très prometteuse. En rapide croissance dans le monde de l’entreprise, elle est désormais intégrée à des formations en leadership et changement social. En Afrique de l’Est par exemple, Global Grassroots intègre la méditation de pleine conscience tout au long du processus d’incubation d’entreprises sociales. Déployée à l’ensemble de notre système d’éducation et de formation, elle pourrait avoir un impact important car de nouvelles études démontrent qu’elle favorise non seulement le bien-être et la santé individuelle, mais également la modération des excès de consommation ainsi que l’engagement social et écologique². Comme le soulignent Luke Wreford et Paula Haddock, membres du Mindfulness and Social Change Network : « En favorisant l’acceptation de soi et en nous reconnectant à nous-mêmes, aux autres et à la nature, la pleine conscience peut remédier aux insécurités psychologiques profondes qui sont à l’origine de la peur, des conflits, de l’anxiété liée au statut et de la consommation non durable qui menacent notre bien-être personnel et collectif.»

Une approche systémique est nécessaire

Plutôt que des mesures politiques ponctuelles et dispersées, c’est donc une approche systémique qui nous permettra de relever le défi de la sobriété, afin de garantir un effet réel et durable sur la société et l’environnement. Plusieurs acteurs de l’ESS avec lesquels Stone Soup Consulting a collaboré travaillent déjà dans ce sens : citons à ce titre la Fondation Daniel et Nina Carasso qui, en France et en Espagne, promeut le concept d’Alimentation Durable avec un objectif clair de changement systémique qui engage les acteurs du secteur à tous les niveaux, y compris celui des consommateurs cités plus haut. Ces approches doivent faire l’objet d’un système d’évaluation clair afin de comprendre, au-delà des intuitions, comment elles agissent sur les différents leviers nécessaires au changement systémique.

De l’économie circulaire à la pleine conscience, les modèles et outils ne manquent pas pour construire dès maintenant les conditions d’une vie sobre et abondante, dans la protection des plus démunis et de toutes les formes de vie sur Terre. Cela demandera à chacun.e du courage et ne se fera pas sans sacrifices, mais il y a fort à parier que ceux-ci seront largement récompensés.

 

Notes

  1. André Gorz, Eloge du suffisant, 2019, PUF, p.48
  2. Ray, Travis & Franz, Scott & Jarrett, Nicole & Pickett, Scott. (2020). Nature Enhanced Meditation: Effects on Mindfulness, Connectedness to Nature, and Pro- Environmental Behavior. Environment and Behavior. 10.1177/0013916520952452.

Stone Soup est un cabinet de conseil qui a pour ambition d’accompagner les organisations dans la maximisation de leur impact social. Stone Soup est membre du mouvement Impact France.

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